lundi 23 octobre 2017

Andiamo - Mystérieux voisins

Douleur.

Ernest Chapoutier était un petit bonhomme sans histoire, célibataire, on aurait pu dire vieux garçon, un Monsieur "tout le monde", modeste employé de bureau. Il avait eu un mal de chien à passer à l’informatique quand, dans les années soixante-dix, la compagnie d’assurances qui l’employait, "Le Gagne Petit", s’était informatisée.
Il avait bien fallu s’y mettre sous peine d’un licenciement au motif de manque de compétences !
Pourtant, quelques années plus tard, cette même compagnie avait fait faillite, laminée, broyée, mise en pièces par sa concurrente et rivale : "La Musaraigne".
Chapoutier s’était retrouvé demandeur d’emploi, terme moins affligeant que celui de chômeur, mais c'était la même affaire !

Un soir, alors qu’il rentrait d’un entretien avec un employé de l’A.N.P.E., il croisa dans le couloir, son voisin, Séraphin Calanchard, veuf de son état et sans enfants.
- Bonsoir, cher voisin ! Je sais que vous êtes en recherche d’emploi ?
- Euh oui… avait balbutié Chapoutier.
- Ecoutez, si cela vous intéresse, un poste vient de se libérer à "La Musaraigne", la compagnie d’assurances dans laquelle j’assume une certaine responsabilité en tant que chef de bureau, avait-il prononcé avec un ton suffisant, et je peux vous recommander, si cela vous convient, bien évidemment.
- Merci, Monsieur Calanchard, ce sera avec grand plaisir, et je saurai me monter digne de votre confiance.

Pourquoi avait-il ajouté cela ? Rentré chez lui, il en eût honte. Faire partie de la compagnie qui avait été la cause de tous ses malheurs… Quelle humiliation !
On ne pouvait pas dire que Calanchard harcelait Chapoutier, non, c’était beaucoup plus insidieux et pervers, chaque jour et plusieurs fois dans la même journée, ce chefaillon relevait les fautes de frappes ou les erreurs bien minimes commises par son subordonné.
- Allons Chapoutier, ça n’est pas BIEN grave, mais tout de même il vous faudra faire plus attention la prochaine fois, n’est-ce-pas ?
- Oui, bien sûr, Monsieur Calanchard, s’entendait balbutier Ernest Chapoutier, encore un peu plus mortifié, à chacune des remarques de ce trou du cul imbu de sa petite personne.

Un jour, Calanchard proposa à Chapoutier de l’accompagner au stand de tir dont il était membre.
- Je suis inscrit dans un club dans lequel nous pratiquons le tir à l’arbalète, vous devriez m’accompagner un samedi matin, vous verrez, c’est très intéressant.

Afin de ne pas déplaire à son chef plus que par goût, Chapoutier s’inscrivit, prit une licence et s’acheta une arbalète. Bien sûr, pas du haut de gamme, ses modestes moyens ne le lui permettaient pas,
Tous les samedis, Séraphin et lui se retrouvaient au stand de tir. Calanchard l’emmenait dans son automobile, une golf VW. Tout au long du trajet, pas très long fort heureusement, Calanchard lui vantait les mérites et la supériorité des voitures allemandes. Chapoutier n’avait jamais passé le permis donc… pas de voiture.
Ça agaçait fortement Ernest, mais l’humiliation était à son comble lorsque, au stand, Calanchard, d’un carreau (nom donné aux traits de petites dimensions) aussi précis que bien ajusté, frappait la cible dans le "MILLE".
Douleur ! hurlait le maître d’armes, c’est l’expression consacrée, lorsqu’un trait, un carreau ou une flèche atteint le cœur de la cible.
Jamais encore Ernest Chapoutier n’avait entendu crier "douleur" lorsqu’il tirait, s’appliquant, ajustant, transpirant, retenant son souffle, immanquablement, le trait allait se ficher loin du centre.
Jamais il n’avait fait mouche, atteint le mille tant espéré !

Et l’autre salaud, condescendant, le gratifiait d’un "ça viendra mon vieux Chapoutier, ça viendra !"
Un soir, alors qu’il était à sa fenêtre, il vit pour la énième fois sa voisine d’en face de l’autre coté de la cour qui se déshabillait. Elle prenait son temps, sachant que l’autre voyeur, ce Chapoutier, la matait !
Une fois, elle l’avait humilié : la croisant dans la rue, il avait osé l’aborder. Ses longues séances d’observations lui donnaient toutes les audaces, pouvoir serrer ce corps, caresser cette opulente poitrine que pratiquement chaque soir elle offrait à sa vue…
- J’aimerais Mademoiselle vous offrir un café, nous sommes voisins et…
- Ah oui ! C’est vous qui me matez chaque soir, je vous reconnais, vieux pervers !

Sous l’insulte, Ernest était resté sans voix, puis avait rougi. La plantureuse l’avait regardé droit dans les yeux, puis avait tourné les talons, accompagnant cette volte d’un grand éclat de rire. Chapoutier en avait gardé une rancune tenace.
Légèrement en retrait, il l'observait, elle prenait des poses, langoureuse femelle, balançant les hanches au rythme de "Summertime" divinement chanté par Ella Fitzgérald. L’aguicheuse transpirait un peu sous les aisselles, Ernest avait horreur de ça, alors il lui vînt une idée.
Faire d’une pierre deux coups, ou plutôt d’un trait deux vengeances.

Les portes des appartements se verrouillaient à l’aide d’antiques serrures actionnées par des clés en ferraille, énormes. Se procurer tout un trousseau au marché aux puces de Saint-Ouen fut un jeu d’enfant.
Un soir, Ernest alla frapper à la porte de son voisin :
- Monsieur Calanchard, vous êtes là ? C’est votre voisin, Chapoutier !
La porte s’ouvre, Calanchard est là, sans cravate, des pantoufles du "Docteur Jéva" aux pieds, il lève les sourcils en signe d’interrogation.
- Monsieur Calanchard, c’est mon anniversaire, aussi j’ai pensé que nous pourrions arroser ça, j’ai justement une vieille bouteille de calva, qui m’a été offerte, il y a un certain temps, par un cousin qui habite près de Caen.

L’œil interrogateur de l’interpellé fait place à un œil brillant et enjoué. Chapoutier avait observé à l’occasion des rares "pots" donnés, un départ à la retraite ou les veilles de Noël, que le père Calanchard ne crachait pas sur le goulot !
- Mais ce sera avec plaisir !
Les voilà tous les deux dans l’appartement de Chapoutier, deux verres, une bouteille presque pleine d’un joli liquide ambré, signe d’un long séjour en fût de chêne avant la mise en bouteille.

A la tienne, à la mienne, les verres se vident et se remplissent… Enfin surtout celui de Calanchard, car Ernest boit très peu, c’est toujours le même verre qu’il tient et qu’il vide de temps en temps, discrètement, dans le vase vide posé sur la table. Au bout de deux heures, la bouteille est quasiment éclusée.
Alors Calanchard se lève en s’agrippant à la table, il titube et, d’un pas plus qu’hésitant, se dirige vers la porte.
- Eh bien, mon vieux Ernest, tu permets que j’t’appelle Ernest ?

Le voilà qui se met à l’appeler par son prénom et à le tutoyer !
- Bien sûr, Monsieur Calanchard.
- Il me semble que j’en tienne une bonne !

Il sort sur le palier, se dirige d’un pas mal assuré vers sa porte, avec beaucoup de peine, trouve le trou de la serrure, ouvre et entre chez lui, à nouveau le grincement de la clef, Calanchard a refermé sa porte.
Chapoutier ne s’est pas couché, il attend. Une heure s’est écoulée depuis le départ de son voisin, il se lève calmement, enfile une paire de gants en latex, qu’il a pris la précaution d’acheter dans une pharmacie éloignée de son quartier.
En face, la mère j’t’allume commence à onduler de la croupe, les fenêtres de son appartement sont grandes ouvertes, en cette fin de juin torride. La musique lui parvient…

Summertime and the living is easy.
Fish are jumping and the cotton is high

Il se faufile dans le couloir, muni du trousseau de clés acheté aux puces : "je les collectionne" avait-il menti au vendeur. Après quelques essais infructueux, il déniche enfin la bonne clé et, lentement, déverrouille la serrure.
Le cœur battant, il pousse la porte de l’appartement de Calanchard, ce dernier ronfle comme une locomotive, il est affalé en travers du lit, ses "Jévas" pas même retirées. Il cuve, songe Ernest.
Il se rend à la fenêtre, l’ouvre : l’aguicheuse commence son effeuillage, il fait très chaud malgré l'heure tardive, les fenêtres de la plantureuse sont grandes ouvertes.

Oh your dad is rich and your mam’ good looking.
So hush little baby don’t you cry.

Sur le sommet de l’armoire, Ernest repère l’arbalète, il se hisse sur la pointe des pieds, saisit l’arme, une arbalète "TWO-POINT LX", un engin haut de gamme, deux mille euros au bas mot songe Ernest. Il n’a aucun mal à trouver les « carreaux », bien rangés dans un carton.
Alors, posément, calmement, Ernest arme l’arbalète de son voisin, se rend à la fenêtre, la voisine a dégrafé son corsage, elle ne porte rien dessous, ses énormes seins ballottent un peu.
Ernest peut voir les auréoles dues à la transpiration qui ont marqué le corsage sous les aisselles, il a une moue de dégoût. Il ajuste calmement la femme, retient son souffle...

One of these mornings.
Your going to rise up singing.

Il presse la détente, le trait part, et touche la strip-teaseuse en plein cœur... DOULEUR ! crie Chapoutier tandis qu’elle s’écroule sur le plancher !

Then you’ll spread your wings…

Le lendemain, quand les policiers débarquent chez Monsieur Séraphin Calanchard, irréprochable chef de bureau dans la vénérable compagnie d’assurances "La Musaraigne", ils trouvent un homme pas rasé, vaseux, une tasse de café à la main, sur la table, bien en évidence… Une arbalète.

Où lire Andiamo

12 commentaires:

  1. Mais c'est immonde ! :-) La pauvre, elle n'a même pas eu le temps de s'inscrire sur le hashtag balance ton porc.

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    1. Marité : ben non elle s'est retrouvée sur le carreau (si je puis dire) bien avant de dire ouf ! ];-D

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  2. J'allais justement écrire que, vu le contexte actuel, ce récit harcelant... euh arb-haletant, allait plaire à ces dames mais j'arrive déjà trop tard ! Le mal est fait ! ;-)

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    1. Joé : La belle allumeuse elle l'a bien fait bander... L'arbalète de Chapoutier. ];-D

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  3. Très sympathique dénouement; je lu cette aventure d'un trait, c'est un signe... ;)

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  4. alors là, je dis "chapeau bas" Chapoutier !
    maître es vengeance :)

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    1. Tisseuse : ça n'est pas parce qu'il pratique le tir à l'arbalète qu'il faut le prendre pour une pomme. ];-D

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  5. C'est affligeant...pffffff.... ;-)
    Le jour où tu écris une histoire pas morbide, je danse nue sur la table du salon.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  6. Excellente mise en scène du thème, on voit la fin arriver mais le lire donne une toute autre saveur à l'attente !

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    1. Plume vive : On voit la fin arriver... La langoureuse elle n'a rien vu venir... Hélas ! ];-D

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