jeudi 29 juin 2017

Marité - Le sacre de l'été

Le feu du solstice d'été.

Dans ma campagne limousine où la religion était encore fortement ancrée dans les années 60, nous honorions l'arrivée de l'été par une fête païenne. On l'appelait sans doute hypocritement ou pour conjurer le mauvais sort, la fête de la Saint Jean. Mais il s'agissait bien de rendre hommage au dieu soleil qui apportait lumière, vie et abondance. Et la lune qui regardait là-haut prenait aussi sa part de la célébration en éclairant le spectacle de toute sa force pâle. La divinité importait peu en somme. Seul, le rituel avait de l'importance.

L'été commençait comme indiqué sur le calendrier des Postes le 21 juin. Ce jour-là annonçait pour moi la fin, teintée de quelques regrets, de l'année scolaire et le commencement des travaux des champs à la ferme. Mais en ce 21 juin, c'était surtout la promesse d'une soirée tardive où se mêleraient les jeux, les chants et les rondes. Et la fascination du feu.

A l'heure de la sieste, les hommes du village volaient quelques instants à leur repos pour amonceler du bois sec assez loin des maisons et surtout loin de la place de l'église. Tout le monde savait que le curé ne voyait pas d'un bon œil cette manifestation qu'il taxait de diablerie. Le bûcher s'élevait à l'embranchement de chemins devant une croix en granit. Par superstition sans doute ou, sans en avoir l'air, pour se mettre sous la protection d'en Haut.

Chaque foyer apportait une part de ses fagots habituellement réservés à la chauffe de son four à pain. On construisait un bel échafaudage autour du "mai", le mât au sommet duquel on attachait un bouquet de fleurs pour honorer une jeune fille à marier. Quand il y en avait une. On entourait le tas de bois de pierres rondes qui avaient leur importance. Surtout pour moi.

Il incombait aux enfants de ramasser les herbes : digitales pourpres, fleurs de sureau, lierre, d'autres encore et surtout le "chou d'âne". Nous ne nous faisions pas prier. C'était l'avant-goût de la fête. Nous connaissions bien sûr, du moins les aînés, toutes les plantes qu'il fallait glaner au bord des prairies, des chemins, à l'orée des bois ou bien dans les fossés. Elles étaient disposées en jonchées odorantes près du bûcher.

J'attendais la tombée de la nuit avec impatience. Je garde le souvenir de soirs enchantés où j'allais m'installer, seule, sur le talus, au pied de la croix avant que les voisins arrivent. Je respirais fort l'odeur du foin coupé, écoutais les stridulations de milliers de grillons et, les dominant de son cri mélancolique, le chant d'un crapaud tapi dans un creux tout proche.

Je regardais passer en coup de vent les hirondelles affairées. Le soleil, grosse boule orangée, tirait peu à peu sa révérence faisant place, par petites touches, au soir descendant. Alors la nuit arrivait sur la pointe des pieds. Une nuit bleue cloutée d'étoiles d'or où la lune se montrait en majesté. Alors je me levais et faisais la course avec la belle dame qui semblait, là-haut, s'amuser à mes dépens.

Oh, cette nuit de juin ! Une nuit où je me perdais dans les rêves.

Le calme seulement troublé par le vol velouté des chauve-souris, se rompait soudain. Les enfants se précipitaient en riant pour voir s'allumer le grand feu. Les adultes les suivaient en s'apostrophant : "alors, Eugène, pas encore couché ? Tu veux nous montrer que tu es toujours capable de sauter le feu ? " Et Eugène de répondre malicieusement : "Si je ne peux plus, alors ma canne me remplacera. Mais fais attention : au passage, elle pourrait bien te donner un coup !"

Les flammes partaient bientôt à l'assaut des fagots et s'élevaient en crépitant. Les langues de feu jouaient sur les visages, tantôt les éclairant de lueurs pourpres, tantôt les plongeant dans une semi-obscurité. Le feu hallucinait les silhouettes figées, groupées autour de lui leur conférant une étrangeté surprenante. Je regardais, fascinée. Un silence religieux accompagnait la cérémonie. Quand l'incendie faiblissait, les plus jeunes se prenaient par la main pour danser une farandole autour du bûcher. Les chants s'élevaient, joyeux.

Enfin arrivait le moment attendu : sauter le feu. Les hommes s'élançaient souplement en ayant pris leur élan pour sauter haut et le plus loin possible tandis que les femmes poussaient des petits cris effrayés avant de bondir à leur tour. Il fallait que tout le monde se prête au rituel. Les plus âgés, plus sages et moins agiles passaient prudemment une jambe après l'autre au-dessus du brasier.

Mais c'était nous, les enfants qui nous en donnions à cœur joie attisant en douce le feu pour que dure la fête. Nous nous faisions gronder par les parents fatigués et pressés d'en finir mais il était interdit d'éteindre les flammes sous peine de malheurs à venir. Il fallait qu'elles meurent d'elles-mêmes. Et nous le savions bien, nous, les garnements du village.

Quand, enfin, le feu n'était plus que braises incandescentes, les chefs de famille prenaient un tison, le lançaient en l'air pour la promesse de belles récoltes à venir. Des gerbes d'étincelles retombaient alentour et il valait mieux les éviter. De leur côté, les femmes passaient au-dessus des braises des bouquets de tilleul, de camomille, de sureau qui mêlaient leurs senteurs entêtantes. Toutes ces plantes médicinales serviraient aux tisanes à guérir pendant l'hiver.

Mon père prenait alors les "choux d'âne", les promenait avec des gestes larges sur le brasier. Il me semblait le voir murmurer. Sans doute une prière pour demander - à qui ? Dieu ? Le soleil ? la lune ? - de protéger son bétail.

On abandonnait les cendres fumantes en ayant pris soin de rassembler les pierres rondes autour du foyer. Chacun regagnait sa ferme en emportant qui, un brandon noirci avec lequel on ferait des croix sur toutes les portes d'entrée pour conjurer le mauvais sort, qui les herbes de la Saint Jean que l'on conserverait précieusement dans des bocaux. Mon père allait directement à l'étable déposer ses "choux d'âne".

Le lendemain matin j'étais la première levée et je courais vite vers le tas d'escarbilles. Je me penchais sur les pierres chaudes et cherchais un cheveu de la Vierge. Ma grand-mère m'assurait qu'elle venait, la nuit de la Saint Jean, se peigner sur notre feu. Hélas, les cheveux avaient brûlé ou bien quelqu'un était arrivé avant moi.

C'était la plus belle fête de l'année pour moi. Elle m'a toujours porté bonheur et a été le témoin, bien plus tard, d'un autre sacre d'été qui a bouleversé ma vie.  

12 commentaires:

  1. Quelle belle évocation ! Cette fête païenne, mystique, terrienne et naturaliste, comme une postface du serpent d'étoiles

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    1. Merci Bricabrac. Tu as écrit les mots justes pour caractériser cette évocation. ;-)

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  2. Comme j'aimerais connaître cet autre sacre qui nous laisse sur notre faim...
    Et pourtant ton texte est déjà une offrande et une promesse...
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Merci Célestine.
      Je suis certaine que tu as deviné de quel autre sacre (sacrement) il s'agissait ! ;-)

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  3. Merci pour cette chaleureuse évocation d'une tradition toujours envoutante

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    1. Merci Vegas. J'ai pris beaucoup de plaisir à écrire ce texte. La tradition reprend par ici.

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  4. enivrée à te lire, j'aurais aimé que ton évocation se poursuive tellement il m'a semblé vivre moi-même cette soirée que tu nous as recréé en mots ici-même
    beaucoup de puissance, telle l'énergie du feu, et de la ferveur de cette fête où joie et sacré s'entremêlent

    tout comme Célestine, tu as aiguisé ma curiosité en évoquant un autre sacré d'été
    j'espère que ce sera l'objet d'un de tes prochains textes

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  5. Waoh ! Comme elle trace, cette Limousine ! Comme elle trace de beaux portraits !

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  6. Un beau texte, on s'y voit, on sent les herbes brûlées.
    Dans ma campagne, les feux sont allumés au Jour de l'an, les fagots s'appellent : Clio, Peugeot ou Alfa Roméo... ]:-D

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  7. Arpenteur d'étoiles1 juillet 2017 à 10:28

    superbe texte (comme d'habitude), rêves et réalités et une évocation magnifique !!

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  8. Et bien, je vais avoir les chevilles boursouflées ! :-) Merci à tous pour vos commentaires.

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