mardi 7 mars 2017

Pascal - Comme une poussière dans l'oeil

Une poussière dans l’œil

Pendant les fêtes de fin d’année, le Comité d’Entreprise de ma boîte avait offert les joies du cirque aux enfants des employés. Pour échapper à la corvée, ma femme avait prétexté des courses urgentes dans quelques grands magasins (les cadeaux de Noël) et une visite chez sa sœur pour préparer ensemble le futur repas du Réveillon. Mine de rien, ça m’allait bien, cette tranquillité. Sans horaire, sans contrainte, sans présidence, j’avais toute latitude pour vaquer à mes déambulations spéculatives de père « célibataire ». Déterminé et fringuant, j’avais donc emmené ma fille voir les clowns et les lions…

C’était l’effervescence ; Pinder et son grand chapiteau avait pris place sur la plage du Mourillon. Les odeurs de la mer, de la ménagerie proche, des gaufres croustillantes, les piaillements des gamins, les klaxons des bagnoles, rendaient l’ambiance aussi improbable que surréaliste.

Elle était là, toujours aussi radieuse, toujours aussi intense, toujours aussi séduisante. Insatiable phare de mes rêves les plus insensés, son sourire continuellement en avant illuminait les vagues des badauds, aux alentours du cirque. Nous avions convenu d’un rendez-vous avec nos enfants devant l’entrée. Ignorant la foule, elle me reconnut de loin. Confiante, elle me tendit ses lèvres, je lui tendis mes joues, comme on les tend à sa collègue de bureau, le matin. Fait exceptionnel, il y avait une légère touche de parfum nichée dans son cou ; je fus agréablement surpris par cette sensation olfactive et je m’ingéniais à croire que ce n’était que pour moi qu’elle avait laissé cette douce empreinte odorante… 

Chaque jour, au furtif bonjour, j’aime bien fermer les yeux quand nous nous embrassons. Tendues, mes joues effleurent les siennes ; instinctivement, mon nez la respire ; entre ses grains de beauté, mes lèvres butineuses osent leur meilleur baiser ; prospecteur, je cherche la caresse du duvet de ses joues. Un instant, je suis caché dans l’ombre connivente de ses cheveux en boucles ; divinement martyrisé, je sens la chatouille racoleuse d’une mèche rebelle me caresser ardemment la figure. Sur ma peau, je perçois les claquements fugaces de ses lèvres. Les timides empreintes de sa salive, comme des secrets d’amant, s’évaporent si vite ; pourtant, j’arrive à les traduire avec quelques frissons incoercibles que je laisse courir en liberté dans mes fabulations sensationnelles.

Si je les ouvrais, je tomberais assurément dans l’immense azur de ses pupilles ; bousculé dans ce tourbillon fabuleux, je me laisserais emporter entre le pastel et l’éméraldine, le céruléen et le cobalt, le caraïbe et l’océan pacifique…

Nous avons fait les présentations avec nos enfants et, un peu gênés, nous avons échangé des banalités, ce genre de baratin de proximité, fait de lieux communs, de places de parking lointaines et de paresseux rayons de soleil. Un peu plus âgée, ma fille avait adopté son fils ! Signe prémonitoire, ils se donnaient la main ! Malgré notre grande différence d’âge, je voulais croire que c’était un peu grâce à moi que son visage rosissait quand nous nous taisions. Je ne pus entrer sous le chapiteau tant la foule des enfants avait envahi les gradins et je confiai ma fille à ma collègue de travail. Je me souviens de son sourire ensorceleur qui disait toutes les attentions qu’elle lui porterait pendant le spectacle… 

Dans l’interlude de l’attente, j’allai me balader sur la plage. Jamais la mer ne me parut plus belle ; sur son clapot, il flottait tous mes espoirs. Ils étaient comme des guirlandes de Noël posées sur le grand sapin de mes rêves. Chaque scintillement était une étoile filante s’ébrouant dans l’onde ; chaque clapot de ressac sur la plage était le battement de mon cœur ; chaque atermoiement de soleil derrière un nuage était une nouvelle impression plus ouatée, plus diaphane, plus attendue. Les voiliers traçant au loin, c’était des chatoyantes maquettes de certitudes illusoires ; les cerfs-volants et leurs rubans argentés, c’était des divinations optimistes célébrant mes ambitions amoureuses ; les mouettes, leurs divagations, leurs cris, leurs ombres courant inlassablement sur le sable, c’était toutes mes pensées les plus voltigeuses. Même l’horizon flou et ses mirages éphémères était comme un rideau extraordinaire s’ouvrant en grand sur nos futures représentations…

Après le spectacle, peut-être qu’on irait se promener ensemble, avec nos petits, le long de la plage ; peut-être qu’on prendrait un chocolat chaud à la terrasse d’un café ensoleillé ; peut-être qu’on parlerait d’avenir et de toutes ces choses futiles et grandioses qu’on raconte pour entretenir l’instant, dans une intemporalité sublime ; à cause de toute cette ambiance inexplicable, peut-être que j’aurais des allants primesautiers ; ceux, audacieux, entre boniments timides et prétentions transies… 

Sous le chapiteau, des salves d’applaudissements furieux rendirent compte de la fin du spectacle ; j’étais au garde-à-vous devant l’entrée quand je les vis sortir. J’étais rempli de toutes les audaces, j’allais lui pendre la main, la brûler avec ma flamme, l’ensorceler avec mes sortilèges ; elle allait chanceler sous mon charme…

Tout à coup, sorti de nulle part, un homme vint à leur rencontre ; plutôt jeune, plutôt beau, c’était son mari. Ils avaient l’air de s’aimer puisqu’ils s’embrassèrent trop longuement. Brusquement, ce fut la nuit noire et tragique dans mes pensées ; des cauchemars foudroyants empalaient mon cœur et je saignais jusqu’au bord des yeux…

Une sucette dans une main, un paquet de bonbons dans l’autre, ma fille revint vers moi ; bien vite, elle remarqua l’étrange manège de mes cils cherchant à balayer tout ce désarroi débordant. J’anticipai sa question… 

« J’ai de la poussière dans l’œil, ou bien c’est un brin de sciure, un rayon de soleil, un grain de sable, de la fumée de gaufres, du pollen, et que sais-je encore !... » ne pus-je m’empêcher de lui mentir, en m’emportant… Je ne pouvais lever le regard dans les alentours sans être pris en flagrant délit d’immense tristesse ; il faut dire que ce genre de poussière dans l’œil, c’est de sa bonne étoile qui s’effrite… Compréhensive, en me prêtant son petit mouchoir blanc, ma fille eut pourtant cette question accablante :

« Dans les deux ?... »

6 commentaires:

  1. « Dans les deux ?... » Oui, ou plutôt, devrait-on dire, dans aucun des deux souliers : alors, comme ça, il t'a rien apporté, le père Noël !
    J'ai adoré aller au cirque, on a tous bien ri, surtout quand le monsieur est tombé du 7ème ciel, pas toi ?

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  2. Pourquoi se faire tant de cinéma quand on est si bien au cirque?
    J'ai bien aimé cette histoire, Pascal

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  3. C'est le printemps, on dirait...
    Tes itinéraires feutrés sur la peau de la belle sont un délice ...Un texte haut dans mon aisselle de valeurs...
    ;-)
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  4. Et oui que veux tu l'écuyère ne regarde pas toujours l'Auguste... Soupir.

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  5. ah ! désillusion, quand tu nous tiens !
    et quand l’œil perspicace de la jeunesse posé sur nous perce à nu nos piteux mensonges...

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