mercredi 18 mai 2016

Marité - C'est bien la dernière fois que ...

Le voyage inutile.

Toujours ce rêve récurrent qui l'assaille comme une vague depuis une semaine. Il faut que cela cesse. Angèle se lève, déterminée à agir. Elle va téléphoner à son petit fils, lui la comprendra. De ses quatre petits enfants, Rémi, le seul garçon, est celui qu'elle préfère. Comme elle, il sait le sens profond des mots : émotions, racines, nostalgie, amour. Rémi, sa lumière dans ses vieilles solitudes.

- Rémi, mon petit, il faut que tu m'emmènes là-bas.
- Manou, tu avais dit, il y a deux ans, "c'est bien la dernière fois que je viens à Cazillac." Tu t'en souviens ? Manou, tu sais ce que dira Maman ? Elle va trouver ce voyage inutile et trop fatigant pour toi.
- Je sais, je sais, mon petit. Ta mère m'énerve. Elle m'étouffe. Je ne peux pas t'expliquer maintenant. Mais je suis sûre que tu approuveras mon choix, toi qui me connais bien. Peux-tu te libérer dimanche ? Nous partirons tôt. Je serai prête.

Rémi ne peut rien refuser à sa grand-mère. Elle a toujours été là pour lui. Surtout dans les moments les plus difficiles, le divorce de ses parents qu'il ressent encore comme une profonde blessure d'enfance : il n'avait que 5 ans; son premier chagrin d'amour à l'aube de l'adolescence. Surtout elle l'a aidé à se relever quand de mauvais anges l'entraînaient à brûler sa vie. Il accompagnera sa Manou dans ce village où elle a vécu plus de trente ans et où il a laissé lui-même une partie de son cœur. Il sait la santé de la vieille dame fragile. Il sait qu'il va encourir les foudres de sa mère. Tant pis. Il est très content au fond.

Angèle est heureuse. Elle se prépare mentalement à revenir à Cazillac. La dernière fois, c'est vrai, elle avait dit, désespérée : plus jamais. C'était trop dur. Sa maison, son jardin, tout ce qu'elle avait construit avec Charles, défiguré, anéanti. Après de graves soucis de santé consécutifs au décès de son mari, sa fille Laure avait exigé qu'elle vende et se rapproche d'elle. Elle avait obtempéré, la mort dans l'âme. Elle ne regrettait pas vraiment mais deux ans plus tard elle avait éprouvé le besoin de revoir Cazillac. Ce fut très douloureux. Les nouveaux propriétaires avaient tout transformé pour soit disant moderniser. Hideux son beau jardin avec ses haies vives maintenant sacrifiées au profit d'un haut mur en béton. Disparus ses massifs fleuris pratiquement toute l'année au profit d'une piscine incongrue. Elle avait tellement aimé s'occuper de ses fleurs. Hideuse sa jolie maison flanquée aujourd'hui de verrues arrogantes sur chacun de ses côtés.

Mais ce rêve. Elle y retrouve Charles. Ils ont vingt ans. Ils se promènent en barque sur l'étang dans le soir de miel. Ils se regardent. Puis, subitement, tout s'obscurcit. Elle a froid. Charles n'est plus là. Elle crie son nom. Mais le silence est la seule réponse. Ce rêve la hante. Il faut qu'elle aille là-bas. Elle en est sûre : Charles l'appelle.

Comme elle se sent bien, confortablement installée dans la voiture de son petit fils ! Ils se sont fait traiter de fous par une Laure furieuse d'avoir été mise devant le fait accompli. Ils rient, complices, de ce mauvais tour qu'ils lui ont joué. Ce premier dimanche de juin s'annonce lumineux. Elle a réservé pour eux deux une table à l'auberge du village, la même où ils dînaient souvent en amoureux Charles et elle. Elle a soigné sa toilette et pensé, satisfaite : Rémi doit être fier de moi, surtout aujourd'hui. Et Charles aussi. Non, elle n'est pas une petite vieille ratatinée et malade. Pas aujourd'hui. Ses veines se gonflent de vie comme au jour de ses vingt ans. Elle ne sait pas ce qu'il va advenir. Elle le pressant sans doute et cela la comble de joie.

Elle n'a pas voulu revoir la maison, disant à Rémi : plus tard, quand je me serais reposée un peu. Veux-tu me conduire au bord de l'étang ? Il y fera frais.

Angèle sourit en regardant son petit fils avec tendresse. Il s'est endormi sur l'herbe à ses pieds. C'est un moment exquis. Elle quitte la chaise qu'il avait pris soin de déplier pour elle. Elle se penche, remet en place une mèche indisciplinée comme elle l'a fait si souvent et caresse doucement son visage. Elle murmure : toi seul me comprendra.

Deux pas. Elle entre dans l'eau noire et froide. "Charles, je suis venue. Je suis là. Comme la première fois."

8 commentaires:

  1. Quel texte ! tout en pente douce, de regrets en souhaits, de souvenirs en volonté, jusqu'au moment inéluctable ou vient la dernière fois que c'est la première fois !

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  2. Quelle belle fin; c'est presque heureux.

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  3. Oh une fin inattendue.
    Surprenante !

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  4. Bigre ! Moi qui ai peur de l'eau, il faut que je t'aime pour avoir lu jusqu'au bout !
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  5. Tu m'aimes Célestine ? Youpi !

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  6. Arpenteur d'étoiles20 mai 2016 à 11:23

    très belle histoire empreinte à la fois de nostalgie et d'amour, de la grand-mère pour son petit fils et pour son mari parti avant elle. la fin est triste et sereine (mais Rémi vivra toute sa vie avec cela)

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  7. Un récit très touchant, très émouvant qui fait réfléchir sur tant de choses , sur tous les sentiments ....

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