lundi 28 mars 2016

Marité - Œuf

Les réveillés.

Jeanne aime cette coutume ancienne, venue du fond des âges où se mêlent étroitement sacré et profane. Pour rien au monde elle ne voudrait manquer ce moment si singulier des réveillés.
Depuis qu'un couple de jeunes, qu'elle trouvait un peu fous au début a fait ressurgir depuis une vingtaine d'années cette tradition de Pâques, elle attend le soir du vendredi saint avec impatience.

Cette pratique, qu'elle avait connue dans sa jeunesse vient de renaître pour son grand plaisir. Et elle les aime, ces jeunes gens qui viennent la voir souvent pour lui faire raconter son passé, l'entendre chanter des vieux airs qu'elle n'a pas oubliés et qu'elle leur transmet fièrement.
Pour un peu, si ses doigts déformés par l'arthrose le lui permettaient, elle reprendrait bien sa quenouille pour leur montrer comment filer la laine. Mais tu n'y penses pas Jeanne, la laine pour filer, il n'y en a plus depuis longtemps.

Elle a préparé une corbeille d'œufs qu'elle a soigneusement mis de côté toute la semaine pour les donner aux visiteurs de cette nuit très particulière. Le feu crépite dans l'âtre. Elle a mis une grosse bûche qui tiendra bien une partie de la soirée. Malgré ses 90 ans, elle ne sent pas la fatigue. L'excitation la tiendra éveillée. Et puis, elle pourra dormir tout son saoul demain.
Le vin chaud, parfumé à la cannelle, qu'elle a préparé tantôt, est posé au coin de la cuisinière à bois pour ne pas refroidir. Il embaume toute la cuisine et monte un peu à la tête de Jeanne.

                                         Reveliaz vous, amis                     Réveillez vous, amis
                                         Aura es l'oura.                               C'est l'heure.
                                         Vesez la mort que ronla,               Voyez la mort qui rôde
                                         Que ronla eitour de  vous.            Qui rôde autour de vous.
                                          Ela fai couma l'oumbra,               Elle fait comme l'ombre
                                          Ela vous seg pertout.                    Elle vous suit partout.

Ils sont là. Juste derrière sa porte. Jeanne ne bouge pas. Elle écoute cette plainte étrange et lente qui célèbre la mort du Christ. Ce chant syncopé, psalmodié dans la nuit l'émeut profondément. Elle essuie les larmes qui coulent sur ses joues et se redresse.
Bien vite, un autre air succède au premier, beaucoup moins lugubre, plus vif. Les violons et l'accordéon l'accompagnent.

                                           Dounaz nous quauques uòus          Donnez nous quelques œufs
                                                   Ma bouna femna                             Ma bonne femme.
                                            Fasez lous nous passar                   Faites les nous passer
                                                    Per la fenestra.                       Par la fenêtre.
                                            Se de fenestra n'i a,                         S'il n'y a pas de fenêtre,
                                                     Drubez la porta.                              Ouvrez la porte.
                                             E se de porta n'i a,                           Et s'il n'y a pas de porte
                                                      La chatounieira.                              La chatière.

Jeanne ouvre grand sa porte et une dizaine de personnes entre dans sa cuisine. Tout le monde trouve une petite place. Les musiciens jouent et chantent des airs que Jeanne leur a appris tout en dégustant le vin chaud. La brave femme est rouge de plaisir et les embrasse tous. Ils ne s'attardent pas. D'autres villages et d'autres foyers les attendent. La nuit sera longue pour les joyeux lurons et luronnes. Une jolie demoiselle tend son panier où Jeanne dépose ses œufs et elle ajoute à son offrande une bonne bouteille de vin pour la fête du petit matin.

Jeanne peut aller se coucher. Elle va penser au temps de sa jeunesse où, elle aussi, elle faisait la quête aux œufs qui se terminait  à l'aube par une grosse omelette garnie de cèpes, de jambon fumé.
Elle est très heureuse qu'après toutes ces années perdues, des jeunes prennent la relève pour perpétuer les traditions. Elle les y aidera jusqu'au bout.

6 commentaires:

  1. Très jolie, cette évocation d'une coutume moins légère que ce que l'on pourrait croire.
    Le personnage de Jeanne est très attachant et plein d'émotion. J'ai beaucoup aimé.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  2. Merci Célestine. Sympa.

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  3. Je ne connaissais pas cette tradition de la tournée de la quête des oeufs, la nuit, en frappant aux portes et en chantant.
    Tu la fais revivre avec Jeanne de façon touchante.

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  4. Jolie tradition. Merci de l'avoir évoquée.

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  5. Je ne connaissais pas cette tradition ...mais elle est proche des gamins qui faisaient tourner les tartelles en remplacement des cloches parties à Rome....

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  6. J'aime beaucoup cette ambiance de terroir et cette coutume ancestrale. C'est bien raconté et ce fut un plaisir de lecture.

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