mardi 1 décembre 2015

Pivoine (3) - Nos profs

Combustion

« Qu'allons-nous faire d'elle ? » Je n'avais pas conscience que mes parents, au terme d'une cinquième latine - déjà doublée, quelle honte ! - avec trois examens de passage, se demandaient dans quelle école ils allaient bien pouvoir me mettre. Nous étions tous d'accord, ils ne voulaient pas me laisser à l'athénée d'Uccle et je ne voulais pas retourner dans une école catholique.
« Je ne veux plus porter d'uniforme et je ne veux plus aller dans une école de filles », tel était mon refrain, à quatorze-quinze ans.

Voilà pourquoi, un 6 septembre au matin, j'attendais un de mes nouveaux professeurs, avec de nouvelles compagnes de classe, toutes en jean, en châles crochetés, en chapeaux à fleurs, devant le local de géographie d'une école à peine construite, qui sentait encore merveilleusement son chantier.
Examens de passage enfin réussis, j'entrais en quatrième latin-grec.  

Rivière, clarté d'été, soleil d'automne, la poésie.

Dans ce rayon de soleil et cette coulée gris et or, une femme s'approcha. Je crus que c'était une élève, tant elle paraissait jeune, avec son allure rapide, des cheveux courts, un cartable qui datait, une veste et en pantalon. Et un visage juvénile, quoiqu'un peu ingrat, mais illuminé par deux yeux d'un vert clair éclatant.

Et puis non, c'était une de nos profs ; depuis la veille, nous connaissions son sigle, mais c'était un sigle « inconnu au bataillon »... Mes souvenirs se referment quand nous entrons dans la salle, quand nous nous installons et qu'elle nous demande un quart de feuille de farde pour y écrire qui nous sommes, et pour les nouvelles, d'où  nous venons.

Je ne sais pas quand j'ai commencé à sentir son attention centrée sur moi. C'est sans doute venu progressivement. Et cela restait circonscrit au cours. Et puis non, quand je la croisais dans les couloirs, j'avais l'impression qu'elle me fixait, et puis, elle était passée, c'était fini. Une timidité commença à me serrer la gorge, m'empêchant de parler au cours. Moins je parlais, plus elle insistait pour que je « participe ». Et plus elle insistait, plus je m'avançais, puis je me terrais.

Un jour où je devais remettre une rédaction, deux heures avant, en cours d'anglais, je relisais mon travail, proprement rédigé le week-end, et je n'étais pas contente. J'avais pastiché un auteur que j'aimais, d'où, discussion serrée avec ma mère. Alors, j'ai pris une autre feuille, et j'ai décidé de décrire, dans l'urgence, une course de chars dans la Rome antique. J'étais à Rome, dans le Cirque, je sentais la chaleur sur moi (il me suffisait de me rappeler Vérone et la Provence), les tremblements du velum au-dessus de la foule... Le latin chantait en moi... Je remis ma rédaction nouvelle version et récoltai un Très Bien (nous n'avions pas de cotes, mais des « appréciations »).

Et si et seulement si j'avais eu l'idée de lui soumettre ce que j'écrivais, pour mon seul plaisir ?

Je me suis aussi demandé ce qu'il se serait passé si, l'année suivante, j'avais eu un autre professeur de français. Ce fut le cas, au début de l'année. Puis, à la faveur d'un regroupement des élèves de latine, on me mit en A, et je retrouvai Mademoiselle L*** comme professeur. Un amour hésitant s'empara de moi, variant selon les saisons, confinant à l'allégresse, parfois, ou, au plus gris de l'hiver, au doute, voire à la mélancolie... Même si je m'étais -enfin- réveillée de ma léthargie.

J'aimais enfin l'école, même si l'école ne m'aimait pas toujours.

Et j'en arrive toujours à cette après-midi de juin, (l'année est presque finie), où nous travaillons les « solécismes », et où je m'amuse comme une folle à remettre des phrases en ordre. Mon stylo ne court pas assez vite dans le carnet vert, les mots se chevauchent, je galope, la sonnerie retentit, fin de la deuxième heure de cours l'après-midi, « elle » passe derrière moi, me dit de ranger mes affaires, insiste, nous devons libérer le local, « mais je n'ai pas fini », non, je n'ai pas fini, je n'ai pas envie d'arrêter. Alors, elle se penche vers moi, me parle à l'oreille, je ne peux pas décrire cela, mais je sais que j'ai déjà entendu cette voix me parler ainsi, en rêve. Ce qu'elle me dit - de parfaitement anodin par ailleurs - se perd dans un murmure inintelligible. Seule, sa voix s'empare de moi, m'inonde, car je l'ai sentie si proche, tout d'un coup, sans cette frontière immatérielle qui nous sépare des autres, que je prends feu, d'un seul frottement d'allumette, et des pieds à la tête.

Et ce feu, et ces cendres et  ce qui couve dans les braises de cet incendie éteint, deux ans plus tard, quand elle fit sa vie avec une de ses collègues – la prof de gym... Détestée... Et que je quittai l'école, diplôme secondaire en poche, ce feu que j'ai dû éteindre, piétiner, pour revenir à la vie, puis connaître enfin paix et tranquillité, et qui l'est, éteint, sans doute, sûrement...

Le souvenir de ce feu continue néanmoins d'encore alimenter ou d'enchaîner les coins non résolus de mon écriture...

7 commentaires:

  1. L'Arpenteur d'étoiles1 décembre 2015 à 14:07

    comme une histoire d'amours adolescentes ... très joliment contée !

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  2. C'est une belle confidence, bien racontée; l'éveil à l'émoi est tellement multicolore.

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  3. Peut être... Mais à la relire, cette histoire, je ne l'aime plus ou pas. C'est un peu comme si je parlais de quelqu'un d'autre, une fille qui n'existe plus... Je ne sais pas très bien expliquer...

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  4. il y a souvent de la passion dans les rapports que nous avons avec ceux à qui nous confions une partie intime de nous mêmes - un peu comme avec les psys on fait des transferts

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  5. C'est ce qu'on dit oui, et c'est sûrement rassurant pour les profs de le penser. En somme, nos parents délèguent une partie de leur pouvoir au professeur et à l'enseignement. Il y a un rapport de force qui amène la transgression éventuelle, mais aussi un rapport affectif.
    Et là, tout et rien peut arriver.

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  6. Pivoine, tu as su décrire des émois avec une grande justesse. pour moi, c'est l'essentiel de ton récit.

    Il est souvent souligné qu'enseigner est une forme de jeu de séduction... chacun y mettra ses distances...

    Et sans lien aucun, il me revient en mémoire le film avec Annie Girardot. Mourir d'aimer, je crois....

    Ah... j'aime le contraste si bien décrit entre les deux d'établissements !

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  7. un récit couleur ... pivoine
    deliciæ puellæ aurait dit Catulle

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