jeudi 3 décembre 2015

Pascal (2) - Nos profs

Le surveillant du silence

C’était pendant la permanence ; je crois que c’était de dix-neuf à vingt et une heures. On était plus de soixante-dix dans la classe à bûcher nos devoirs. Ce soir-là et comme tous les soirs, d’ailleurs, on entendait les mouches voler pendant cette longue astreinte de travail. On révisait les leçons, on apprenait les théorèmes, on mettait au propre ce qu’on avait écrit à la volée dans la journée et il y avait de quoi s’occuper.

Surveillant du silence, un civil était calé dans la chaise du bureau. Il était connu pour être une peau de vache, celle de la pire espèce. Pendant nos conversations de pause, quand on prononçait son nom, tout de suite, on avait le dépliant de tous les supplices raffinés qu’il aimait faire subir aux Arpètes. Il était professeur de français.

Derrière un épais bouquin, il nous guettait ; on voyait bien que ses yeux inquisiteurs dépassaient des pages. Il scrutait la classe comme un feu zélé cherchant une terre à brûler. Pendant la permanence, avec sa règle frappant sur le bureau, il maintenait une cadence de galère et nous, la tête dans les cahiers, on ramait sur l’océan de nos devoirs.
Il aimait bien tousser, faire crisser sa chaise ou chercher bruyamment un stylo dans son cartable, simplement pour se montrer, pour qu’on détourne nos regards vers lui.
Sur son estrade, c’était son heure de gloire ; il devenait l’acteur principal de ses deux heures de film muet. C’était un petit despote complexé qui rendait en mal ce que la nature ne lui avait pas donné en taille ; alors, il se vengeait sur nous.

Quand il pinçait l’un de nous, pour telle ou telle infime raison, il se délectait à l’avance ; il jubilait, cet enfoiré, à l’idée de jouer les tortionnaires devant la classe apeurée. Du haut de sa chaise-estrade, il s’octroyait des pouvoirs de petit roi ; à la fois policier, juge et bourreau, il devenait le bras armé de sa justice aveugle mais par-dessus tout, il aimait faire des exemples ; il se délectait avec son panel de punitions, de brimades, de supplices et autres privations. Il démolissait le fauteur avec sa vindicte furieuse, hors de propos avec le délit constaté…  

En exercice de nuit, il s’était envolé, au dessus de l’école, toute la flottille des HSS Sikorsky de la BAN de Saint-Mandrier ! C’était une furieuse troupe de bourdons en migration, un déluge de pétarades, un fracas retentissant de tonnerre ! Par la porte entrouverte de la classe, on voyait les hachures lumineuses de leurs éclairages rampant sur les murs des bâtiments de l’école ! Tout n’était que trépidations incessantes, capharnaüm indescriptible, bousculades de rotors ! A chaque instant, toutes les vitres de nos fenêtres pouvaient dégringoler ! Sur ma feuille, même mes traits croisés tremblaient ! On se regardait tous en se demandant s’il fallait rire de cette récréation bruyante ou rester figés devant nos devoirs, en attendant la fin de cet orage de décibels. Certains baissaient la tête comme s’ils avaient peur pour leur matricule, d’autres se bouchaient les oreilles en tentant de chasser le fracas des moteurs ronflants.

Pendant ce brouhaha d’apocalypse, l’élève à côté de moi me demanda une gomme pour effacer ses pointillés d’ébauche sur son cahier. J’eus à peine le temps de la lui passer en réclamant aussi vite son retour. A l’affût, moitié hystérique, moitié psychopathe, le cerbère avait hurlé après moi ! Il faisait plus de bruit que toute la 33F qui décollait de devant leurs hangars ! Il avait trouvé sa victime du soir ; séance tenante, je devais le rejoindre au tableau ! Fébrilement, il fouillait dans son cartable ! J’ai cru qu’il allait sortir un flingue !

Pris sur le fait, j’étais bon pour la cour martiale, l’exécution capitale. J’ai posé mon Rotring : ce stylo bizarre avec autant de têtes qu’il en faut pour dessiner des traits. J’étais le seul de toute la compagnie à me foutre plus d’encre sur les doigts que sur la feuille. Il fallait même dessiner des arêtes qu’on ne voyait pas...

Comme si les hélicoptères étaient encore en vol stationnaire au-dessus de nous, je tremblais sur mes jambes quand j’ai rejoint le tableau. De près, il paraissait encore plus haineux que de loin, le small mister. Chaque rictus de son visage était une grimace diabolique que je pouvais facilement traduire : « Petit merdeux, je vais te laminer jusqu’aux yeux ; tu vas pleurer ton outrecuidance. D’abord, tes permissions sont suspendues jusqu’à la fin de ton engagement, c’est l’internement pendant des heures de retenue ; ensuite, tu vas goûter au panel de mes châtiments iniques. Tu vas apprendre à me connaître, mon gaillard… S’il avait pu, il m’aurait frappé, ce gestapiste ; en y repensant, c’était un réel sadique. Il avait bien des desseins de peine capitale puisqu’il me demanda d’abord d’écrire : chrysanthème. De son cartable, il avait sorti une pointe de craie blanche et il me la tendait comme la balle qui allait m’exécuter…  

Il était petit avec un visage poupon ; une calvitie galopante le couronnait et son front brillant et largement dégarni lui donnait l’air d’une anonyme statue de square au soleil. Il avait l’aura glauque, l’apôtre, il sentait l’après-rasage de la coopérative comme s’il avait fait ses ablutions avant de venir surveiller sa permanence du soir ; ses yeux bleus n’arrivaient pas à tempérer cette sorte de haine ambulante qui flottait tout autour de lui.
Pour se donner du volume, il mettait les mains dans ses poches et il s’allongeait sur la pointe de ses godasses. Tout en hauteur de suprématie, il était resté sur l’estrade mais il m’en avait fait vite redescendre.
Il était en scène, l’arlequin tyrannique ; tellement ampoulé d’un français châtié, et en prenant à partie toute la classe, arrogant, il récitait ses vers. Au spectacle de son théâtre burlesque, il était un démiurge, j’étais un vulgaire bandit.

Il me fit écrire tout un échantillonnage de mots savants, ces mots difficiles qui ne servent qu’à se faire punir quand on les écrit avec des fautes. A chacune de ses phrases, magistral, grandiloquent, il donnait son cours de français à son public médusé en me rabaissant de toute sa culture. Pourtant, vu de près, il ne me faisait pas trembler, le petit prof de français. Il ne volait pas bien haut avec toute sa démonstration d’imbécile et même s’il faisait autant de bruit qu’un HSS à l’envol, toutes ses lumières n’éclairaient pas les murs de notre classe. Il aurait pu s’acheter des Mentos, aussi, l’éducateur. Parfois, les effluves nauséabonds de son haleine venaient titiller mes narines ; c’était peut-être son estomac qui déconnait ou bien c’était à force de dire des méchancetés qu’il puait autant de… la bouche.

Sur la dizaine de mots compliqués qu’il m’obligea à orthographier, je me plantai trois fois. En faisant crisser sa craie rouge sur le tableau, doctoral, il me corrigeait en rajoutant les étymologies latines, grecques, les phonétiques, les étymons, les néologismes, avec des fastes de vocabulaire académique. Pour nous, c’était de l’hébreu… Enfin, il s’arrêta, au bout de sa craie ou de ses explications, ou devant nos regards déconnectés. J’eus trois zéros ; il s’empressa de les ajouter à la queue leu leu sur mon carnet de notes. Il flambait d’aise, il tonitruait d’allégresse, il paradait sur son estrade, ravi d’avoir brocardé un apprenti devant sa classe. Il me renvoya à ma place.

Si j’avais du mal à mesurer les côtes, sur mon carnet d’atelier, je commençais à avoir quelques certitudes évidentes quant à celles de la connerie humaine… L’apprentissage portait ses fruits…

3 commentaires:

  1. Le tortionnaire aboie, la caravane passe ...

    RépondreSupprimer
  2. Un texte sans faute ni de goût, ni de style, majuscule avec un grand M avec cet anti-héros minuscule. Dois-je avouer que malgré cette avalanche d'actes terroristes, j'ai souri à l'écrit : l'apprentissage à porté ses fruits bien au-delà de ceux de la connerie humaine associée à la pure méchanceté doublée de perversité. Quel dommage d'en passer par là ! Merci Pascal.

    RépondreSupprimer
  3. C'est curieux, tout un chacun a connu un de ces êtres qui laissent des souvenirs impérissables alors qu'ils sont périssables et méprisables...
    j'aime la manière dont tu décris ce bonhomme;.. mais pourquoi lui donner tant de gloire alors qu'il n'est qu'un minus?
    Là est le charme et la réussite de ce récit!

    Leçon en demi-teinte: plus on a à faire à des cons, plus nous avons de chances de faire de la résilience...

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".