jeudi 12 novembre 2015

Anne de Louvain-la-Neuve - Comment ne penser à rien ?

 
Salvador Dali / La persistance de la mémoire / 1931

Comment ne penser à rien ?



Quand penser à vous suffit amplement à me bourrer le mou. C’est tout de même un comble pour un fantôme dont le crâne sonne creux, teinte à vide et percute sans son, mais pas Dalida, et percussionne ce rien que l’on dit du grand tout. Comment ne penser à rien quand tout me ramène vous ? Quand ce rien du là-haut m’entraine vers l’en bas, squelette du dedans vers vos corps chair, ardents. Je ne suis qu’un spectre, certes, mais l’ennui profond de mon éternité n’en finit pas de me peser sans pesanteur dans mon néant, pourtant pas si blafard.



Comment dire le moi, quand pas un chat, pas un moineau, pas un rat, pas une taupe, pas une pierre, pas un rocher, pas même les nuages suspendus dans la sphère, et surtout pas vous qui n’êtes pas personne, n’entend la voix du pensant béant, le glouglou manquant d’une glotte absente et le claquement de mes mâchoires qui tiquetoquent l’inexprimable, pourtant très parlant !



Je suis le son des courants d’air, le souffle du passage d’une âme en goguette, prête à tous les jeux, offerte par des dieux jusqu’ici de moi inconnus, un squelette facétieux qui tintinnabule en conciliabule, convoque les forces de soldats invisibles pour tenter une approche, convaincre le vivant, te persuader vous, simplement de mon moi et aussi du surmoi, bref de l’égo de ma non-existence, pourtant une évidence !



J’existe nom d’un péroné !



C’est épuisant pour sûr, de traverser les jours, les mois et les années, finalement les siècles, sans pour autant prétendre, en avoir fait le tour, des petits tours, des grands tours, des tours de première classe, puis de seconde classe. Voilà l’infinitif de ma triste condition, errer. Il y en d’autres, passer, s’arrêter, chuchoter, voyager, murmurer, si, si, on peut le deviner, patiner, trop fastoche, car se fait sans anicroche, pirouetter également, et tout cela, joliment en mes draps blancs fleuris. Pérégriner, poétiser cela arrive, et même pianoter de tous mes ossements. Surtout des verbes du premier groupe, vous vous en doutez par l’étalage pompeux que je vous fais ici, pourtant sans pathos.



Car ceux des autres groupes n’intéressent guère mon inhumaine apparition que je tente parfois, sans jamais aboutir à quelque résultat. Ainsi en va-t-il de naitre à jamais impossible, de croire, propre à l’homme que je fus, et plus question de croitre, c’est sans possibilité, de craindre ou de fuir, un spectre jamais ne recule, c’est là qu’est l’os mais il parait que cette expression-là a déjà eu son emploi en un temps révolu, pourtant c’était tentant !



Bouillir, sentir, dormir sur lesquels je ne peux pas plus m’appesantir sont vestiges d’un passé que ma mémoire lointaine et décapée restitue parfois en ombres imprécises et chiffes molles comme ces montres, vous en souvient-il, dépeintes jadis et restes d’un autre fantôme qui aurait perdu, dit-on, entre nous, bien plus que ces moustaches collées au blanc d’œuf, pourtant bien roulées.



Mais il semble qu'en un village d’Écosse dont j’ai oublié le nom, un livre parmi d’autres contient une page entièrement blanche glissée au milieu de bien d’autres. Je sais que si un lecteur débouche sur cette page quand sonne l’heure, trois heures du matin en une nuit spectrale et indéfinie, je pourrai apparaitre en dessous de dentelles et d’effets visuels, très spéciaux, une orgie d’éclairs et de lumière, pétarades, sonneries des trompettes et l’hallali et là, en cet instant précis, redevenir un jour, un jour durant, beau, beau, beau et vrai à la fois. Une chance parmi des millions que je sois dans les parages à ce moment-là, pourtant à tenter…



Coup de poker, je sillonne les landes, et les archipels, parcours les iles du pays, surfe sur les montagnes, survole bien des lochs, débusque les villages et leur bibliothèque. Je m’attable souvent au premier pub du coin pour soulever le kilt d’un buveur de Guinness ou d’un joueur de cornemuse, il faut bien rire un peu. Pour passer ce temps long, je me glisse aussi, furtif et baladeur, dans certains lits de gentilles damoiselles en ces châteaux hantés. Je suis à la mode et certains même me font de la publicité vantant mes voilages et mes clapotements derrière les cloisons. Approchez-vous de moi, tâchez de me tâter, les pensées de mon crâne troué tentent de percer ces murs invisibles de deux mondes parallèles, vers vous, pourtant infranchissables. 

Où lire Anne de Louvain-la-Neuve

9 commentaires:

  1. Quelle belle idée; la pensée sans échos d'un fantôme, fallait y penser ! Bravo Anne !
    Plein de choses dans ce texte que j'aurais aimé écrire... des perles d'écriture... ;o)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci Zoz, vos compliments me vont droit au thorax. Signé : le fantôme ravi.

      Supprimer
  2. Ce soir j'ai touché l'impalpable! Tu ne m'auras plus, Anne...

    RépondreSupprimer
  3. Un véritable fantôme penseur !!!!!

    RépondreSupprimer
  4. Un souffle spectaculaire qui se glisse de-ci, de là....
    Une manière très originale d'aborder cette question lancinante!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Quelle question, chère Clémence ? Juste la solitude d'un fantôme de fond.

      Supprimer
  5. Belle trouvaille, belle inspiration,belle réussite, belle plume...j'en épuise mes qualificatifs...un dernier : hurlant de vacuité crânienne.

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".