mercredi 8 avril 2015

Laura Vanel-Coytte - La délicatesse des liaisons

R. est mort

Cannelle avait posé cette question à sa mère sans vraiment savoir pourquoi ; peut-être parce que ça faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas posée. Elle n’en attendait pas de réponse particulière. En fait, R. ne faisait plus partie de sa vie, pas physiquement. Elle n’y pensait même plus très souvent, moins qu’à ses grand-mères décédées. Comme elles, R. l’avait un peu trahie mais si elle avait dû exclure de son cœur et de son âme tous ceux qui l’avaient trahie, il n’y aurait plus personne. Dans les faits, il n’y avait plus grand monde dans son paysage sentimental. Ah oui, c’est parce que sa mère lui avait parlé de sa future exposition de peinture dans le musée consacré au grand ami artiste de R. ; ce dernier  était forcément remonté à la surface de sa mémoire. Comme le cadavre des polars qu’elle lisait et regardait qui n’avaient pas voulu couler dans les abysses ou partir vers le large. Il était revenu s’échouer sur la plage de son présent affectif qui durait depuis plus de vingt ans. Cette résurrection d’un fantôme avait emprunté les mots de sa mère : « Figure-toi que j’ai rencontré la femme de R. il y a peu. J’ai demandé des nouvelles de son mari et elle m’a répondu qu’il était mort deux ans auparavant. J’avais l’air bête ! Mais que veux-tu, on ne fréquentait plus ni les mêmes lieux, ni les mêmes personnes et puis je n’y lis pas le journal local. »
Je n’achète pas le journal local mais je le lis et je suis un tant soit peu au courant de ce qui se passe dans mon quartier surtout quand cela concerne une figure locale et quelqu’un que j’ai fréquenté.
Mine de rien, ça m’a touché, cette mort. Il ne m’avait pas seulement aimée cet homme mais aussi dessinée, désirée et surtout donné confiance en mon corps et en moi-même. Même si nos rapports s’étaient arrêtés parce que j’avais jugé qu’ils n’étaient plus possibles, ce qu’il m’avait apporté, je le portais en moi : ma confiance en moi acquise de haute lutte bien que toujours fragile sur ses bases et surtout ma passion de l’art et de ses sujets et artistes parfois sulfureux comme Egon Schiele, Anais Nin (lisez son « Journal », c’est remarquable) et Gustav Klimt, Le comte de Lautréamont, Oscar Wilde etc. Comme R., j’ai une vie bourgeoise avec une vie sentimentale (laissée derrière moi en ce qui me concerne) agitée inspirée par les orgies artistes de nos illustres prédécesseurs. Je me souviens encore avec une émotion humide de l’après-midi où il m’a dessinée en me disant par mots et caresses que j’étais belle et que je méritais l’amour des hommes et le respect de mes proches. Les hommes m’ont aimée mais mes proches ne s’intéressent toujours pas à moi. Peu importe, mes lectures et mes goûts artistiques maintiennent la flamme allumée des génies maudits du paradis des marges.

7 commentaires:

  1. Belle évocation estompée d'une liaison comme ressortie d'un carton... et l'âme d'une artiste en filigrane

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  2. Mourir contre un arbre lors d'un accident de voiture et devenir le premier homme. Une lampe de poche sous les draps d'un lit de pensionnat et les pages d'un vague à l'âme, sensible, humain. Voici une des marges de cette longue liaison littéraire qui me disperça petit à petit des chaines d'un possible délice des liaisons délicatement terriennes. Qu'importe.

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  3. L'Arpenteur d'étoiles9 avril 2015 à 08:54

    l'artiste et sa liaison avec le monde à la fois lointaine et viscérale. J'aime beaucoup ce texte et ton écriture !

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  4. le récit est distancié comme si le personnage y attachait peu d'importance
    ce ton inspire de la mélancolie cependant

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  5. Toute relation laisse trace de son passage. Plus encore, peut-être, quand elle fut forte comme celle que tu évoques avec délicatesse et c'est vrai, avec une certaine distance, comme si elle ne t'appartenait pas tout à fait.

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