mardi 21 avril 2015

Blick - Rose et rainette

Pâques à Saint Arnoult

Sitôt les beaux jours arrivés, nos psychiatres nous plantent là pour deux semaines, prétextant d'un air gêné des raisons confuses : baisse d'effectif, prise de congés, expérimentation de nouvelles formules thérapeutiques toujours en cours de rodage… Mais moi je connais la vraie raison : les beaux jours revenus, ils n'ont plus rien à faire de nos souffrances, préférant vaquer à leurs chasses aux œufs de Pâques, à leurs petits-enfants (ils ne sont plus tout jeunes) et leurs bulbeuses de printemps. Ils finiront par me rendre fou.

Ô ces dimanches à l'hôpital. « Le ciel est par-dessus le toit, si bleu, si calme ! », la belle affaire, quelle belle jambe cela me fait. Où sont donc passés mes semblables. Pour ceux des patients qui ont une famille, celle-ci, avec l'accord de l'interne de garde, les a récupérés pour le week-end pascal, bon gré mal gré. Dans les couloirs ne grincent plus que les roues des chariots transportant des repas en barquettes d'aluminium, à heures fixes comme une liturgie monastique. Les serpillières gorgées d'eau savonneuse, après avoir glissé toute la semaine sainte sur les carrelages de l'Assistance Publique, se sont affalées dans quelque placard et tues. Pendant ces longs week-ends d'ennui le ménage laisse à désirer. Or je désire.

C'est vrai qu'il fait doux de l'autre côté de la fenêtre grillagée. J'enfile une camisole à manches courtes et sors me promener, me sauvant par un interstice, sans savoir si c'est pour de vrai ou seulement dans la tête. Où sont donc passés mes semblables, j'aimerais tant en rencontrer quelques-uns. Parti de la Pitié-Salpêtrière, je marchai si longtemps que j'arrivai à la barrière de péage de Saint Arnoult, où j'étais sûr d'en trouver en grande quantité, ainsi que Bison futé nous l'avait annoncé la veille dans la salle de télévision où nous passons nos soirées, mornes et silencieux.

Toutes ces voitures ! Comme je m'en veux de ne pas avoir appris à conduire. Quand il y a quelques années sont apparues les premières automobiles, j'ai cru à une mode passagère, j'ai raté le coche, je n'ai pas fait diligence, et me voici à la traîne, à la remorque, le dernier qui n'ait pas son permis ! J'enrage, tout en scrutant les conducteurs.

Mais en vain. Un ours passe, qui conduit une grosse berline. Puis une gazelle, une patte accoudée à la portière, l'autre pianotant négligemment sur le volant gainé de cuir de son cabriolet. Un couple de chameaux tire une caravane. Un lion fait rugir son moteur. Un cerf en décapotable, dont la ramure se détache sur le ciel, brame d'impatience, poursuivi par une meute d'épagneuls en 4x4. Mais où sont passés mes semblables.

De guerre lasse, je m'éloigne du péage et me rends à l'église, que secouent des volées de cloches. La résurrection est un grand succès, les paroissiens qui sortent de la messe sans me voir achètent des gâteaux et des pièces montées à la pâtisserie d'en face. Je pénètre dans cette fraîcheur qui sent la cire, l'arum et l'harmonium. Mais les églises ont changé. On a remplacé les bénitiers. C'était, jadis et naguère, tantôt un coquillage exotique, tantôt un bassin en pierre de taille nacré de marbre ou d'albâtre. A la place, on a mis des corolles de roses écarlates, garnies de délicates gouttes de rosée. Les grenouilles de bénitier, qui ont coutume de s'y rafraîchir, en sont vertes de contentement.


Quand le soir tombe après vêpres du côté des Grands Meurgers, soudain je me rappelle que je risque de rater le JT, or j'aime à le regarder pour avoir des nouvelles des bouchons au péage de Saint Arnoult, en compagnie de mes semblables les plus vraisemblables, vêtus de pyjamas zébrés, et je chemine pour rentrer, empli de lassitude, sur la bande d'arrêt d'urgence.


2 commentaires:

  1. Si les bouchons sont la spécialité bien connue de saint Arnoult, on connait moins ses bénitiers en corolles de roses écarlates.
    Ca fait un bien fou de s'instruire :)

    RépondreSupprimer
  2. texte surréaliste sur le décalage entre la raison et la déraison qui nous donne un regard décalé, et bienvenu, sur les migrations des troupeaux de vacanciers
    et j'aime aussi la nouvelle interprétation des "grenouilles de bénitier" :)

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".