mardi 17 mars 2015

Laura Vanel-Coytte - Un crime

Charles Baudelaire n’avait rencontré Gérard de Nerval que quelques fois mais ces rares rencontres avaient été mémorables par leur intensité. S’ils n’étaient pas amis, ils se respectaient et Baudelaire sentait que la littérature et au-delà le monde avait perdu un homme rare : Nerval avait traversé la porte d’ivoire qui sépare notre univers de celui du rêve. Ces derniers temps, Gérard semblait avoir acquis la maîtrise de ses sempiternels va-et-vient entre les deux mondes. Il avait fait une richesse de ce qui au départ était apparu à tous comme une maladie. Il avait été enfermé suite à ses délires et plusieurs fois, on avait cru qu’il resterait à jamais de l’autre côté. Mais la folie s’était muée en fantaisie et il allait mieux. Alors pourquoi cette pendaison que les journaux à scandale se plaisaient à afficher à leurs unes rendant cette perte encore plus insupportable ? Baudelaire ne comprenait pas pourquoi son collègue qui montrait fièrement à tous ses amis sa dernière œuvre ; il l’emportait partout avec lui et elle paraissait lui avoir définitivement fermé les portes de l’asile de fous au nez. Bien-sûr, on lui avait raconté l’avoir vu se promener dans Paris avec un homard géant en laisse. Mais son propre esprit fantasque lui faisait voir ça comme une excentricité de bohême, bien loin du gibet qui désormais serait indissociable dans ses souvenirs de celle de Nerval. Le gibet n’était plus le paysage lugubre d’un de ses poèmes mais le décor final d’un drame qu’il ne pouvait imaginer autrement que comme l’œuvre d’un assassin. On avait tué Gérard ! Pourquoi ? Qui ? Son esprit nourri d’Edgar Allan Poe (qu’il avait traduit) lui faisait voir des complots dans les relations de Nerval avec la Bohême Galante et le Petit Cénacle. Même Victor Hugo, leur illustre aîné lui paraissait suspect. On avait voulu tuer dans l’œuf le génie incompris qu’était ce bon Gérard. Les journaux qui le payaient si mal de son talent avaient ourdi ce complot. Les hypothèses excitaient son âme sombre. La Rue de la Vieille Lanterne se changeait en « Rue Morgue » et il se voyait bien en victime du deuxième assassinat de cette rue célèbre. N’était –il pas menacé lui aussi par la jalousie de ses prétendus amis qui l’avaient livré à la justice pour son chef d’œuvre fleuri de l’Enfer ? Ses pensées sombres avaient guidé les pas du poète maudit vers la rue où pendait encore Nerval ce matin. Alors qu’il s’arrêtait pour se recueillir et réfléchir encore aux causes et aux coupables de cette mort incompréhensible, il vit une ombre se profiler derrière l’escalier lugubre. Le guettait-on ? En entendant des pas, il s’enfuit laissant à tout jamais le fantôme du bon Gérard errer aux abords du Châtelet.

3 commentaires:

  1. il était, certes, des plus étranges, Gérard de Nerval, mais ce suicide reste malgré tout un mystère...on aurait bien eu besoin de Sherlock Homes sur cette affaire

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  2. L'Arpenteur d'étoiles22 mars 2015 à 12:12

    sacré idée de rappeler ce bon vieux Charles et ce bon vieux Gérard, ténébreux, veuf et inconsolé !

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  3. pas plus étrange que d'autres, de la même époque... comme Baudelaire
    Ces 2 là m'accompagnent depuis si longtemps... qu'ils font partie de ma vie

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